dana hilliot<p>Mélancolie.</p><p>Dernière balade sur le plateau et aux étangs. Je m'attendais à un peu plus de mélancolie. Iris de la Loupette m'a transmis sa joie de galoper sous le vent. </p><p>La mélancolie, elle vient plus tard. </p><p>Quand on retourne sur les lieux quelques années après les avoir quittés. Quand je suis retourné dans le Cantal par exemple, arpentant les bois, les estives et les montagnes dont je connais le moindre détail. Parce qu'on n'est plus qu'un étranger désormais. Et si le paysage n'a guère changé (excepté peut-être que les genêts gagnent chaque saison sur la prairie), on devine, on apprend, les disparitions : ce chien est mort, son maître l'a suivi. Le tracteur rouille dans un coin de la ferme, et la végétation envahit les chemins creux parce que les troupeaux ne les empruntent plus.</p><p>Comme le rappelle Sara Ahmed, parlant justement des chemins et des sentiers, "The more a path is used, the more a path is used." </p><p>"Parfois, l'usage peut suffire à entretenir quelque chose. Si l'image d'un livre usagé et celle d'un chemin bien utilisé semblent contrastées, elles demeurent pourtant liées. Une ligne sur une page est laissée par un stylo tenu par une main ; une marque d'usure est faite par une chaussure qui contient un pied. L'usage laisse des traces à certains endroits. L'utilisation implique un frottement : des choses qui se frottent l'une contre l'autre. Le frottement est la résistance que rencontre la surface d'un objet lorsqu'il se déplace sur un autre. Plus les gens circulent sur un chemin, plus la surface devient plate et lisse. Lorsque quelque chose devient plus lisse, il gagne en clarté ; plus un chemin est suivi, plus il est facile à suivre. Une fois que quelque chose est devenu usuel, vous êtes encouragé à aller dans cette direction : votre progression sera facilitée. L'usage n'est pas seulement la description d'un état, mais une invitation (à l'usage). Plus un chemin est emprunté (utilisé), plus un chemin est emprunté (utilisé). Il est étrange que cette phrase ait un sens. Il y a plus dans plus ; plus crée plus. Même si l'usage est façonné par le passé, l'usage est tourné vers l'avenir : l'usage est orienté vers ce qui est devenu plus facile à suivre."</p><p>"Sometimes use can be sufficient to maintain something. If the image of a used book and a well used path are contrasting, they are connected. A line on a page is left by a pen held by a hand; a scruff mark is made by a shoe that holds a foot. Use leaves traces in places. Use involves friction: things rubbing up against each other. Friction is the resistance the surface of an object encounters when moving over another. The more people travel on a path, the flatter and smoother the surface becomes. When something is smoother, it is clearer; the more a path is followed, the easier it is to follow. Once something has become used, you are encouraged to go in that direction: your progression would be eased. Used involves not only a description of a condition but an invitation. The more a path is used, the more a path is used. How strange that this sentence makes sense. There is more to more; more creates more. However much usedness is shaped by the past usedness points toward the future: used as being directed toward that which has become easier to follow."</p><p>Sara Ahmed, What's the Use ?, Duke University Press, 2019 (ma traduction)</p><p>La mélancolie qui vous affecte des années plus tard sur les lieux qui vous étaient naguère tellement familiers, émerge de la conjonction de la mémoire, ces souvenirs qui sont attachés, comme collés ("stick", pour reprendre un autre mot de Sara Ahmed) aux choses, aux lieux, et de l'expérience présente, qui ajoute au vécu ici et maintenant, l'épaisseur du temps qui s'est passé depuis, charriant ses fantômes, ses spectres, à commencer par cet autre-soi-même qu'on est devenu. On n'est pas réellement présent. Ce qui n'est plus, ce qui ne sera jamais plus, ce qui aurait pu être (si j'étais resté, si je n'étais pas parti), vient hanter l'ontologie - on parlera ici d'hauntologie. </p><p>Le promeneur mélancolique évolue dans une sorte d'inter-monde - à l'opposé exact de ces expériences si prisées de "pleine conscience" (que je ne goûte guère). Les narrations s'entrecroisent, émergent aux détours d'un sentier, là où on ne les attendait pas forcément, et parfois, ce qu'au contraire on attendait ne se produit pas.</p><p>C'est qu'ici pèsent sur le présent le fait patent qu'on a bel et bien changé, que ce promeneur qui marche aujourd'hui sur ce sentier n'a jamais marché sur ce sentier, c'en est un autre. (le moi n'est qu'une illusion commode, une somme de récits et de signifiants qui s'agrègent à cet instant, avec laquelle on fait éventuellement un bout de chemin).</p><p>(Le plus dur, c'était de me rappeler mon petit chien Capou, qui m'accompagnait partout dans la montagne. Et qui n'est plus là. Cette solitude est absurde. Ai-je jamais emprunté ces sentiers sans la compagnie d'un chien ?)</p><p><a href="https://climatejustice.social/tags/Melancolie" class="mention hashtag" rel="nofollow noopener noreferrer" target="_blank">#<span>Melancolie</span></a> <br><a href="https://climatejustice.social/tags/SaraAhmed" class="mention hashtag" rel="nofollow noopener noreferrer" target="_blank">#<span>SaraAhmed</span></a></p>